Ce film de Chaplin de 1925 (!) garde la même force aujourd’hui encore, d’autant plus qu’il est magnifié par le travail remarquable de MK2 Editions. On peut tout à la fois y admirer un portrait juste, féroce et touchant, de l’être humain, une vision crue de ce qu’est le capitalisme par essence et une référence très personnelle à la propre biographie du réalisateur.
Les personnages du film montrent assez leur cupidité, en réaction, il est vrai, contre des conditions de vie marquées par la faim et le froid, la brutalité et la peur, la pauvreté et l’injustice quotidienne. Par contrecoup, Charlot recourt, bien sûr, à l’humour et à la dérision, mais utilise la culture comme exigence de dignité et rempart contre la bestialité. C’est ainsi que l’ours est à peine tué que Charlot met le couvert ! Une autre scène comique immortelle – mais terrible - du film le montre faisant d’une chaussure son repas (le soulier bouilli EST une volaille, les lacets SONT des spaghettis et les clous, les os !), un repas bien absurde, certes, mais respectant les codes de la bienséance et rendant au miséreux sa dignité. De même, le sel sur la bougie à croquer importe moins que le « geste » de saler qui donne l’illusion d’un repas « civilisé ». Chaplin souligne ainsi combien l’éducation est un premier pas vers la conquête de la dignité humaine.
Le film évoque, par ailleurs, une « conquête de l’or » qui démonte les mécanismes de la mythique « Conquête de l’Ouest » puisqu’elle est inversée et montrée, non du côté des héros légendaires mais de celui des pauvres, des exclus et des perdants. Que l’on songe également au gag de la neige balayée de porte en porte (une porte est balayée de sa neige qui bloque une porte suivante dont la neige, balayée à son tour, bloque une nouvelle porte dont la neige, etc.) qui conduit Charlot jusque devant le commissariat. N’est-ce pas là un parfait exemple de travail absurde car répétitif et inutile – donc qui aliène celui qui l’effectue (cf. "Les Temps modernes") ? Quant à la neige, n’est-elle pas une sorte de marchandise qui passe d’une main à l’autre selon la fameuse loi du libre-échange capitaliste ? Il faut en effet observer que cette « ruée vers l’or » obéit à un principe encore plus terrible que la loi de la jungle puisqu’il s’agit, en l’occurrence, non de lutter pour survivre – ce qui est naturel – mais de lutter pour s’enrichir !
Précisément, et c’est le troisième intérêt du film, Chaplin évoque sa destinée et, notamment, sa réussite personnelle (« Je suis devenu riche en jouant un pauvre », avait-il coutume de dire) en insistant sur les notions de hasard et de chance (la fortune est, aussi, le fruit du hasard) plus que sur celle de mérite (la fortune ne récompense que les plus méritants). L’irrésistible gag de la cabane inclinée à 45% et en équilibre très instable insiste assez sur la chance et la malchance. Le dénouement du film est également révélateur : Charlot devenu milliardaire s’offre une croisière vers l’Europe quand il reconnaît Georgia parmi les passagers de la 4° classe ; il se penche… et chute parmi les pauvres ! La scène est symbolique et traduit le dilemme de Charlot-Chaplin : faut-il renier ses origines sociales ou faut-il s’interdire la réussite ? Où se situer entre argent et pauvreté ?
Face à pareil chef-d’œuvre, il reste, brièvement, à souligner l’inventivité, la force et l’efficacité de tous les gags, l’exceptionnel talent d’observation du quotidien, l’originalité d’un onirisme omniprésent qui transfigure la plupart des situations. Il faut signaler enfin la symétrie qui donne sa structure au film et fait se répondre certaines scènes : Charlot misérable devant la vitrine du saloon / Charlot milliardaire sur le pont ; Charlot prie le propriétaire pour qu’on le laisse déblayer la neige / le propriétaire à son tour supplie Charlot d’enlever la neige ; Charlot vu comme un poulet par un Jim affamé / Charlot, après avoir enseveli le fusil, frotte ses pieds sur la neige comme le fait un poulet, etc.
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