Il faut savoir que Jerry Lewis connut le succès en compagnie de Dean Martin dans les années 1955-60 et que, dans le duo, il était l’élément gaffeur, grimaçant et ahuri, cependant que Dean Martin jouait le chanteur de charme à la voix de velours, irrésistible et séducteur auprès des femmes. Il est naturel que Jerry Lewis en ait conçu quelque amertume. Puis le duo se sépara et J. Lewis vola de ses propres ailes et entama une nouvelle carrière d’acteur-réalisateur, explorant dans un premier temps la voie du comique « absurde » (cf. l’étonnant « Le Dingue du palace » ou encore le « Zinzin d’Hollywood »).
Faut-il voir dans cette expérience du duo qui tournait à son désavantage la source de ce film sur le dédoublement de la personnalité, thème classique qu’il emprunta à « L’Etrange cas du Dr. Jekyll et de Mr. Hyde » (roman de Stevenson déjà adapté au cinéma par victor Fleming en 1941). Mais, alors que Stevenson transforme l’honorable Docteur Jekyll en un monstrueux Mister Hyde, Jerry Lewis garde bien le thème de la métamorphose mais il la fait opérer à l’envers : c’est le monstre (Dr Jerry) qui devient le bellâtre (Mr Love) ! L’inspiration autobiographique est manifeste car le personnage qu’il joue lui-même, le Dr Kelp (sans doute faut-il lire plutôt « Help », c’est-à-dire « au secours «), il l’appelle de son propre prénom « Jerry », et il le montre laid, ridicule et maladroit dans la vie quotidienne (comme il apparaissait dans son duo) avant de le transformer, la nuit, en ce séducteur beau et élégant, chanteur suave et véritable bourreau des cœurs, Mr Love (qui évoque irrésistiblement le Dean Martin du même duo).
La situation est plaisante et sent la revanche. Mais le propos de Jerry Lewis – après avoir provoqué notre étonnement amusé – est tout autre et devient plus grave. En effet, il va s’attacher à démontrer que, sous une apparence brillante, ce Mr Love adulé dissimule un être grossier, suffisant et brutal. Autrement dit, le Mr Love est en fait bien le Mr Hyde !
Quant au Dr Jerry-Kelp, s’il est, en apparence, un être plutôt repoussant et inadapté, c’est qu’il est resté un enfant que ses parents ont empêché de « grandir » et de devenir adulte. Le réalisateur nous gratifie alors, pour illustrer cette immaturité, de retours vers le passé du Dr Kelp à travers des scènes d’une incroyable – et terrible – drôlerie sur le pouvoir (malfaisant) que les parents exercent sur leurs enfants. Et ce, à travers une illustration psychanalytique bien venue !
Il faudrait pouvoir citer tous les gags - et ils sont irrésistibles d’invention et d’originalité. Quelques exemples pourtant : le fauteuil qui s’enfonce face à l’Autorité (représentation de l’image paternelle) ; les bruits insupportablement amplifiés par un mal de tête ; les gaffes du professeur Jerry-Kelp à son Université ; les déformations de son corps lors des séances sportives, etc.
Un film en définitive très personnel qui règle des comptes avec la propre vie du réalisateur, mais, surtout, qui dénonce de la façon la plus efficace – par le délire comique, voire burlesque – le rôle social donné à l’apparence au détriment de la vérité et met en cause une société qui dévalorise ceux qui sont eux-mêmes au profit de ceux qui trichent ; une société qui préfère le faux-semblant de l’hypocrisie à l’authenticité du naturel.
Le meilleur film d’un Jerry Lewis qui fait penser à Chaplin (dont il reprend le burlesque destructeur) et annonce certains gags de Woodie Allen (par la référence délirante à la psychanalyse).
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