Jeudi 19 mai 2005. Séance de 14 h 15. Je m’engouffre dans une salle de cinéma pour assister à la projection de « Million Dollar Baby », un film dont on a déjà beaucoup parlé autour de moi mais sur lequel j’ai essayé d’en savoir le moins possible afin d’éviter tout phénomène d’écoeurement et donc de ne pas altérer le plaisir que je pourrais éventuellement retirer de cette projection. Je sais qu’il a raflé 4 Oscars, et pas les plus insignifiants, je sais que le film marche bien en salles, je sais que les critiques l’encensent mais je n’en ai lu aucune et je n’ai pas prêté d’attention particulière à ce qu’on pouvait en dire dans la rue. Je verrai bien. Première surprise, je suis seul dans la salle, il est vrai que le film est en fin de carrière et que l’Episode III de Star Wars absorbe le plus gros des foules dans les deux salles d’à côté. Pourvu que personne d’autre ne vienne et que le projectionniste lance malgré tout le film. Les lumières s’éteignent, la séance démarre et j’ai une salle de cinéma pour moi tout seul. Je ne pouvais pas rêver mieux. Je ressors deux heures et quelques minutes plus tard, K.O. J’ai un nœud dans la gorge. Au dehors la lumière me brûle les yeux. Je suis un temps désorienté, le contraste entre l’œuvre obscure que je viens de voir et cette journée ensoleillée est saisissant, et étrangement j’ai envie de retourner dans cette salle comme pour me protéger.
La sortie du film en DVD est donc pour moi l’occasion de retourner dans l’intimité de cette salle d’entraînement, et j’ai beau savoir ce qui s’y est passé, ce diamant noir brille toujours du même éclat.
L’histoire est tout ce qu’il y a de plus simple, mais elle est traitée avec une telle intelligence et une telle délicatesse qu’elle se transforme en véritable morceau de vie dans lequel on mord à pleines dents, pour ensuite le savourer lentement. Paradoxalement ce goût amer qui vous restera dans la bouche à la fin ne vous donnera pas envie de recracher ce que vous venez de voir, au contraire.
Là où un réalisateur aurait pu se casser la figure en nous livrant un mélo larmoyant indigne d’un téléfilm, Clint Eastwood nous livre une œuvre d’une incroyable sobriété, une sobriété qui ne fait que renforcer son impact émotionnel. Clint nous démontre qu’un simple regard noyé dans le silence et le non-dit peut exprimer une émotion aussi intense que contenue et que toutes les larmes du monde ne pourraient traduire avec autant d’efficacité. Dans son infinie générosité Clint nous demande en fait de les verser à la place des personnages de son film.
Toute son attention est d’ailleurs portée sur eux, il leur donnent vie, tous ont une réelle épaisseur, une histoire personnelle, un passé, et ces personnages constituent au final une jolie galerie de perdants, d’individus fissurés par les secousses de l’existence. De Frankie Dunn (Clint Eastwood) à Maggie Fitzgerald “Mo- Cushle”(Hilary Swank), en passant par le sage Eddie Scrap (Morgan Freeman), et même « Danger Barch » (Jay Baruchel ), ce boxeur qui n’en a que le nom et qui ne gagnera jamais un combat mais dont l’entraîneur se refusera à briser le rêve, à le débarrasser de ses chimères, puisque après tout c’est tout ce qu’il lui reste, chacun de ces personnages a une place dans ce tableau noir, et chacun lui apporte un peu de lumière.
Hilary Swank n’est peut-être pas la plus belle pour aller danser, mais pour monter sur le ring et vous mettre au tapis elle n’a pas d’équivalent. J’avoue qu’il lui aura fallu très peu de temps pour me toucher droit au cœur, je n’ai rien pu faire pour esquiver son coup. Dès sa première apparition dans cette salle d’entraînement où semblent s’affronter continuellement l’obscurité et la lumière, elle capture votre regard car à travers le sien on devine déjà que le chemin qui l’a menée jusque là n’a pas été facile, que la vie ne lui a pas fait de cadeau, et que si elle enfile des gants c’est qu’elle a une revanche à prendre sur elle. Hilary Swank exprime à merveille ce mélange de fragilité et de force qui ne peut que vous émouvoir. On la regarde une minute et on veut qu’une seconde chance lui soit donnée. Mais nous ne vivons décidément pas dans un monde juste.
Monsieur Eastwood, le dur à cuire, le visage que les ombres durcissent, se révèlent une fois de plus impressionnant dans ce jeu en trompe-l’œil, car derrière cette apparence de roc bat un cœur qui saigne, à cause d’une fille qui ne lui parle plus, il s’y cache un être accablé par le poids de la culpabilité, à cause de ce combat pourtant ancien qu’il n’a pas su arrêter à temps et dont Eddie Scrap porte encore les séquelles, personnage interprété par un Morgan Freeman impeccable, certes son jeu ne sort pas de son registre habituel mais ici il s’intègre à merveille dans l’atmosphère voulue et créée par Eastwood.
En suivant cette histoire d’un père qui après avoir perdu une fille en trouvera une autre dans les traits de Maggie, cette même Maggie qui trouvera en Frankie le père qu’elle n’a pas eu, cet amour qui naîtra entre ces deux personnages mais qui ne dira jamais son nom et qui finira par s’exprimer de la plus belle mais aussi de la plus courageuse et de la plus douloureuse des façons, à aucun moment vous n’aurez le sentiment que le réalisateur insulte votre intelligence, au contraire il compte sur elle pour que vous appréciez à sa juste valeur le cadeau qu’il vous fait.
A aucun moment vous n’aurez l’impression qu’un individu surgit au milieu de l’écran en brandissant une pancarte sur laquelle serait inscrit « Attention, cette scène est triste, c’est maintenant que vous devez sortir vos mouchoirs », non, rien de tout ça. La musique elle-même dans sa sobriété ressemble plus au son d’une larme qui tomberait sur le bout de chaussure qu’à celui d’une pluie tropicale, ici pas d’envolées lyriques à base de violons pour appuyer artificiellement les effets dramatiques, le film n’a pas besoin d’artifices.
Malgré ces précautions certains trouveront peut-être que le destin des personnages est encore trop larmoyant, mais ceux-là regretteront également qu’une comédie fasse rire ou qu’un film d’horreur fasse peur.
Le film n’est cependant pas dénué d’humour, certes il est léger (les combats expéditifs, l’acharnement de Maggie face au désintéressement simulé de Frankie), mais il permet au spectateur de souffler, même si la chute n’en est que plus dure ensuite. Et vous aurez beau deviner l’issue de ce récit (Clint ne manque d’ailleurs pas de nous mettre en garde à travers une scène qui s’apparente déjà à un horizon menaçant), vous vous laisserez porter par le courant sans vous défendre. Et vous tomberez.
Ce film a-t-il des défauts ? En cherchant dans les recoins sombres ou sous le ring peut-être en trouvera t-on, mais personnellement je n’ai même pas envie de les chercher. Million Dollar Baby nous en donne trop pour que dans une ingratitude mal placée nous puissions lui enlever quoi que ce soit.
Et si une fois le film terminé vous vous sentez un peu groggy, si vous avez l’impression d’avoir reçu un coup à l’estomac, c’est que, mine de rien, il vient de verser en vous un peu d’humanité et, par les temps qui courent, ce n’est pas la moindre de ses qualités.
Je terminerai mon éloge par ce bel épilogue et ce magnifique plan final (mini spoiler !) où l’on aperçoit un café restaurant où sont passés les rêves de Maggie et où l’on devine à travers les vitres sales la silhouette courbée d’un homme dont les cendres achèvent de se consumer parce qu’il n’a pas su retenir ces rêves. Là encore pas besoin de gros plans larmoyants, cette brève image suffit à exprimer une douleur aussi intense que silencieuse, et je me souviens alors de ce proverbe qui ici prend tout son sens et qui dit qu’on entend tomber la pluie et non la neige, et que les peines légères parlent haut tandis que les grandes douleurs se taisent…
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