Qu'est-ce que Dogville? Tant d'interprétations... A choisir on peut dire que c'est une bonne blague, un mélodrame à faire pleurer Margot au service d'une courte dissertation de philosophie.
Lars Von Trier est un cinéaste assez brillant dont le talent est proche de celui de Kubrick lorsque celui-ci met en scène des caricatures -c'est-à-dire tout le temps. Ni l'un ni l'autre ne sont des élèves sérieux de Schopenhauer; leur talent -et leurs limites- les situeraient bien davantage du côté de Daumier, ce grand lithographe français du XIXe siècle dont les satires du monde Louis-Philippard demeurent encore très amusantes. A côté de cela on peut aimer aussi ces deux réalisateurs pour leur absence de malice. Ils auraient pu faire payer cher au spectateur leur touchant désintérêt de l'âme humaine; en fait celui-ci n'aura à avaler que les angoissantes symétries de Kubrick et le fameux Dogme de Trier pour aller à l'essentiel: le rapport sincèrement désolé de deux médecins-légistes, marionnettistes à leurs heures.
Par conséquent Dogville se présente comme du théatre filmé et en cela, avance plus démasqué encore que les résidents de la ville en question: c'est un Guignol. On y met en scène l'âme humaine grossie mille fois, dans le cas de Nicole Kidman comme celui des autres pantins. Ils abusent d'elle, elle les tue à coup de pistolet à pétards: on ne peut pas dire que cette fin (qui se fait curieusement attendre et perd toute valeur cathartique) satisfasse nos instincts de vengeance, mais plutôt l'amour du travail bien fait. Au-delà combattent, outrageusement grimés afin d'être reconnaissables à mille mètres, Indulgence (pourtant condescendante) et Sévérité (pourtant charitable). La sévérité triomphe comme Guignol de Gnafron. C'est propre, net, symétrique en un mot. Qui a dit que l'architecture n'exaltait pas l'âme humaine? Elle finissait d'ailleurs par nous manquer, à la vision de ce film!
Qu'a donc voulu dire le réalisateur? Rien, bien sûr: c'est un exercice de style. Trier manie ici la steadycam, les décors (disons l'absence de décors) et le second degré pour le plaisir. Son lieu clos ("comme une cloche à fromages") regorge d'intentions métaphysiques qui le rendent aussi intersidéral que la dernière partie de 2001. Quelle importance, puisqu'il s'agit d'abord de rêver... Mais alors quid du générique final, avec ses douloureuses photographies de l'Amérique? Et de l'ironie constante de la voix-off? Et de cette fin où la victime devient bourreau? Rien et tout. C'est juste histoire de lester un propos qui n'a pas d'existence réelle. Trier se moque de savoir si l'Humanité (ou même l'Amerique seule -ou même les spectateurs à la vue du carnage final) est aussi rapace et salope que son film le dit. Comme Kubrick, on peut le croire plus épris des idées que des hommes: regardez cette autre farce élémentaire, "Les Sentiers de la Gloire" pour vous pénétrer une bonne fois pour toutes du peu d'intérêt que Kubrick manifeste envers les guerres et ses drames qui se déroulent hors des cases de ses fameuses parties d'échec (il fut paraît-il un joueur redoutable). Ces parties dont il tire des films; Trier, lui, semble s'être amusé à bâtir un château de cartes: dans les deux cas on applaudira leur patience. Et leur bien amère ironie de se sentir, dans le fond, aussi peu concernés...
J'ai parlé de "médecins-légistes" pour qualifier ces auteurs qui ne se sont d'ailleurs jamais connus. Et pourtant, la Grâce vient parfois éclairer le fond de ces innocents: un faible souffle de vie peut alors (mais pas toujours) jaillir au détour d'une réplique. Il s'agit là d'une manifestation probablement inconsciente de leur part; mais Jean Renoir n'a t'il pas dit que "les grandes oeuvres d'art sont inconscientes"?
|