Seulement neuf et demie sur dix; c'est rare que Keaton se prenne un carton mais l'honneur est sauf: c'est à la présente édition qu'il faut s'en prendre. Et voilà pourquoi: la bande-son cru Bach (je veux dire Bach Films) du film est constellée de "pouet-pouet" et de "bzoing-bzoing" du meilleur effet à l'intention de ceux qui n'auraient pas le coeur à s'amuser devant ce chef-d'oeuvre. Impossible pour ma part d'en faire abstraction ou de rejeter froidement ce petit écueil dans la critique technique du son prévue à cet effet: tout le film porte la marque indélébile de ce gâchis, ça vous saute à la gueule et ne vous quitte plus, à moins que vous n'ayez le réflexe de couper le son. Faites le test et vous verrez que ce film porte en lui sa propre cadence.
Bien sûr, à l'époque où il fut projeté (1923), le cinéma avait encore de très proches racines saltimbanques et on ne faisait pas les fines gueules: il devait sûrement y avoir des klaxons dans l'orchestre et on se fichait encore pas mal de saisir la différence entre Buster Keaton et le dernier entarté des Keystone Cops. Alors de quoi se plaint-on? "On se bourre de quiche et on passe une bonne soirée" comme dit Jacques Villeret dans Papy fait de la Résistance. Oui mais voilà: ces bruitages faits à l'Amstrad CPC 464 semblent eux-même dater de l'époque du film voire d'un des âges dont il traite. Ca grésille dur, et c'est -osons le mot- une atroce faute de goût.
Comme si ce pauvre Keaton n'avait pas eu assez de gamelles de son vivant... Cela dit l'essentiel du film (on y vient) est sauf: l'image est correcte. Reste à savoir si Bach films s'est procuré une version complète et non une de ces copies de dernière main dont les éditions Avanti font leur choux gras; pour ma part je ne connais que celle-ci.
Quoi d'autre? La qualité intrinsèque du film? Bon, allons-y pour un avis, ce n'est tout de même pas une vache sacrée (et nous avons vu qu'il résiste à de pires outrages). Il s'agit d'abord d'une parodie d'Intolérance de David Wark Griffith, et ceux qui ne se sont pas farcis au préalable de ces quatre heures de catéchisme cinématographique, mais aussi (hélàs) moral et religieux, risquent de passer un petit peu à côté du film de Keaton. Pour les autres c'est un régal et aussi une délivrance: dès la première minute du film on nous abreuve de sentences sur l'Amour à travers les âges toutes aussi pompières les unes que les autres (signées Keaton et ses copains) et l'on se demande si ce premier long métrage de son auteur ne serait pas le premier gros foutage de gueule de l'histoire du cinéma, avant Hot Shots, avant Docteur Jerry et Mister Love, avant Chantons sous la pluie...
Il serait d'ailleurs intéressant d'observer le sort que réserve Keaton l'autodidacte à la "culture" en général dans ses films -même s'il finira par évoquer Socrate un court instant dans son autobiographie; pour l'heure, la chasse est ouverte, Buster sous son masque mélancolique cache un affreux jojo et un casque romain lui sert d'antivol après avoir garé son char antique. Hé, ça vous dit rien, ça? Au hasard, un certain Ben Hur Marcel? Et encore... On a le droit de trouver Jean Yanne bien moralisateur à côté de Buster Keaton, la descendance de ce dernier se situant bien plus vers Sempé ou encore l'écrivain Alexandre Vialatte, un de ces poètes qui chez qui un parfait dédain de la méchanceté allège et transfigure l'aspect corrosif du propos.
Et zut, encore de la Kultur! Mais le fait que Les Trois Ages se présente d'abord comme une parodie montre qu'une oeuvre d'art est circonstanciée et répond souvent même à une ou plusieurs autres. Alors, Keaton anarchiste ou conservateur? C'est à vous de voir, et la question est repartie pour quatre-vingt années supplémentaires!
(On peut craindre que le film seul ne fasse pas rire, après ce petit délire de critique en culotte courte. La réponse est: si.)
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